Prévenir, soigner ou tuer ? La question peut sembler brutale, mais la réalité ne l’est pas moins, tant elle résume les affrontements qui se jouent aujourd’hui autour de la dermatose nodulaire contagieuse (DNC), une maladie virale bovine transmise principalement par des insectes piqueurs ou mordeurs. La colère gronde désormais dans les régions d’Occitanie et de Nouvelle-Aquitaine.
Alors que la quasi-totalité des pays ont choisi la vaccination de masse, comme pilier central de la lutte, la France a fait un autre choix. Résultat : 113 troupeaux abattus depuis le 29 juin, parfois pour une seule vache malade ! Derrière ce chiffre, de la brutalité, 113 fermes à l’arrêt, 113 familles fragilisées, peut-être brisées, et sans garantie de résultat en dépit des propos rassurants tenus par la ministre de l’Agriculture sur RTL le 15 décembre : « La situation est sous contrôle… il n’y a plus de cas de dermatose nodulaire actif en France. »
Une situation qui rappelle tristement les propos de Voltaire : « On a trouvé, en bonne politique, le secret de faire mourir de faim ceux qui, en cultivant la terre, font vivre les autres. » Pourquoi ?
Deux visions.
Deux mondes.
Les propos de Madame la ministre n’ont rassuré personne, à l’exception de Monsieur Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, farouchement opposé à la vaccination généralisée pour préserver les intérêts des firmes agroalimentaires spécialisées dans l’export de viande et de bétail. J’y reviendrai.
Dans cette affaire, les agriculteurs sont réduits à une simple variable d’ajustement par un syndicat pourtant censé les défendre ! Mais comment le gouvernement en est-il arrivé à sacraliser les uns, diaboliser les autres ? À confondre la FNSEA avec l’intérêt général, et à reléguer les autres syndicats agricoles au rang d’extrémistes ? Jusqu’à les réprimer brutalement, comme des « écolos » : quel retournement de l’histoire ! La première charge au gaz lacrymogène date du 2 décembre, dans une ferme du Doubs, près de Besançon, contre des agriculteurs qui protégeaient 83 vaches vaccinées !
Des manifestants en droit de penser que le sacrifice de leurs troupeaux, sur l’autel des marchés de financiers, ne résoudra en rien cette crise sanitaire. De plus face à un virus transporté principalement par des arthropodes hématophages (tels que les mouches et moucherons piqueurs ou mordeurs — source), des vaches asymptomatiques et une incubation silencieuse. Car la littérature scientifique est solide à ce sujet.
D’ailleurs, l’Académie vétérinaire de France a pris position : mieux vaut prévenir que tuer (source).
Cet article m’a demandé une centaine d’heures de travail, entre les recherches et la rédaction. Un travail bénévole, mais nécessaire à l’heure où chaque partie s’accuse mutuellement de contre-vérités. J’espère qu’il vous éclairera sur les enjeux. Si toutefois vous y relevez une erreur, merci de m’en faire part.
Par ailleurs, né « au cul des vaches », au sens propre, comme tous ceux de ma génération élevés dans des fermes en polyculture-élevage (agroécologiques ou agro-sylvo-pastorales), je ne pouvais rester de marbre face à ces massacres inutiles, perpétrés pour défendre un système économique figé, à rebours d’un monde qui bouge, évolue, se transforme.
Bien entendu, les antivax lèveront les bras au ciel, car, pour eux, vacciner, c’est tuer ! Idem pour les végans… l’élevage tue. L’impossible dialogue, tant ils sont persuadés d’incarner le bien, la science, la vérité. Je leur ai parfois servi de punching-ball sur les réseaux, car, selon eux, ma pensée serait trop rurale, dépassée, mal informée. Meuh !
Vers la fin de l’hégémonie de la FNSEA ?
Côté jardin se joue dans cette crise une scène impensable il y a encore un mois : des agriculteurs qui, localement, se rassemblent au-delà de leurs divergences politiques. D’abord dans le Doubs, puis dans la Creuse et en Ariège, la Coordination rurale et la Confédération paysanne manifestant ensemble, parfois rejointes par la FDSEA et les Jeunes Agriculteurs. Des locaux qui ont choisi de cultiver ce qui les unit plutôt que ce qui les divise. Chapeau bas.
Faut-il y voir les prémices de la fin de l’hégémonie de la FNSEA, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, le syndicat historique fondé en 1946, toujours plus enclin à défendre les puissants que sa base ? Depuis qu’elle règne, la France a perdu plus de 2 millions de fermes, et du restant, leur projet est d’en supprimer 2 sur 3 au profit d’unités industrielles.
Le statut sanitaire de la France
La FNSEA s’oppose fermement à la vaccination généralisée des vaches, car ça affecterait le statut sanitaire de la France — ça affecterait donc les dividendes des firmes exportatrices et leur cotation en bourse. Pourquoi ?
En gros, la France exporte 1,3 millions de bovins vivants par an, et ces exportations seraient bloquées pendant un an minimum ( Art. 11.9.3 du code de l’Organisation Mondiale de la Santé Animale) En revanche, rien n’interdit d’exporter la viande. Et pourquoi la réglementation feint d’ignorer l’existence des tests PCR ? Et si le véritable scandale n’était pas là ? Qu’un quart de la viande bovine consommée en France est importé, parfois « assaisonnée » d’hormones quand elle provient du continent américain…
Le statut sanitaire d’un pays est défini par des règles. Vacciner l’ensemble du cheptel reviendrait à reconnaître une infection généralisée. À l’inverse, la refuser permet à la France de se déclarer indemne — même si le virus circule… Présentement, les agriculteurs sont les laissés-pour-compte. Je me répète : une variable d’ajustement.
Ce qui change par rapport à la Grande Colère de 2023/2024
C’est la répression, jusqu’à l’envoi de blindés de la gendarmerie contre des agriculteurs, le 11 décembre, aux Bordes-sur-Arize, en Ariège. Vu l’onde de choc, et le soutien des Français aux agriculteurs, le ministre de l’Intérieur a depuis demandé aux forces de l’ordre de lever le pied. Un excès de zèle possible parce que la direction de la FNSEA soutient le gouvernement.
Ce qui change, c’est qu’en 2023, le président de la FNSEA met la main sur la contestation. C’est d’ailleurs lui qui en a sifflé la fin, le 1er février 2024. Pour le reste, les similitudes sont frappantes : mêmes régions mobilisées, les éleveurs à l’origine et un timing similaire. Le 29 octobre 2023, quelques-uns retournaient les panneaux d’entrée de leurs communes dans le Tarn ; une action symbolique pour alerter les pouvoirs publics sur la dégradation de leur situation économique et sociale. Trois mois plus tard, les autoroutes bloquées, des manifs partout, Paris assiégée.
Comme en 2023, les agriculteurs lèveront-ils les barrages pour permettre aux Français de profiter des vacances et des fêtes ? Rien n’est moins sûr à cette heure.
En Inde, au Japon, on respecte les éleveurs !
L’Inde, qui possède le plus grand cheptel bovin au monde (plus de 200 millions de vaches), ne les abat pas : elle vaccine et soigne celles atteintes par ce virus !
Le taux de mortalité pour 2023 est d’environ 0,014% (source), aucune loi n’impose l’euthanasie des vaches malades, c’est une décision du vétérinaire et elle est prise au cas par cas.
L’étude la plus récente nous vient du Japon (source). Elle a été publiée au mois de septembre, même protocole qu’en Inde, mais avec cette petite nuance : l’abattage des animaux malades était prise avec l’accord de l’éleveur : « Les bovins infectés dans les exploitations touchées font l’objet d’un abattage volontaire, sur décision de l’éleveur et en accord avec les vétérinaires. » 2 éleveurs ont refusé l’abattage des vaches malades sur les 22 fermes touchées, 90 en tout ont été euthanasiées et aujourd’hui la maladie est endiguée.
Ce ne sont là que deux exemples parmi tant d’autres (source). En France, on ne peut pas dire que nous avons été pris au dépourvu : ce virus est connu depuis 1929 et nous y avons déjà été confrontés deux fois : en 1970 et 1992 à l’île de La Réunion. Source.
Une incubation silencieuse
Le nœud du problème est là. Quand vous attrapez la grippe, deux jours plus tard vous avez 40 °C de fièvre : pas besoin d’autotest, vous êtes déjà au plus mal, car l’incubation est très courte. Avec la DNC, c’est tout l’inverse : elle varie d’une à deux semaines, parfois jusqu’à quatre (source). Un mois durant lequel la vache semble en pleine santé, alors que le virus circule tranquillement dans ses veines. Pendant ce temps, les insectes piqueurs ou mordeurs s’en nourrissent et voyagent.
Selon les espèces et les vents, ils font parfois des dizaines de kilomètres. Parfois, beaucoup moins, parfois, beaucoup plus. Puis ils hivernent, gardent le virus bien au chaud, pour le réinjecter dans les cheptels au printemps suivant. C’est le cycle de la vie.
Les foyers apparaissent généralement lors des périodes de pullulation de ces insectes. Ai-je besoin d’en rajouter ? Cette stratégie de la terre brûlée n’empêchera pas la maladie de progresser, car elle est la plus mauvaise réponse d’un point de vue sanitaire et social. Mais l’administration sait choisir ses mots. Une vache atteinte est désignée comme un « foyer », l’abattage du troupeau comme un « foyer dépeuplé »… C’est beau, ça nous endort, ça me rappelle l’épisode de la grippette et des masques, quand la porte-parole du gouvernement et le ministre de la Santé nous expliquaient : « Le masque, pov’ ploucs, c’est qu’un gri-gri, ça ne sert à rien… »
Enfin, vous connaissez la chanson.
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À la semaine prochaine.
Christophe Gatineau

Président fondateur de La Ligue de protection des vers de terre, j’étudie les vers de terre dans leur rapport à l’agriculture. Auteur d’une douzaine d’ouvrages — dont Éloge du ver de terre et Éloge de l’abeille (Flammarion), je travaille depuis plus de 10 ans en faveur de la reconnaissance juridique des vers de terre.

