Ne les jetez pas : ce n’est pas un déchet, mais une nourriture. Pour autant, n’allez pas les glaner en forêt pour nourrir vos vers de terre, les feuilles mortes appartiennent aux arbres : elles font partie de leur cycle. C’est en quelque sorte leur engrais retard ! Retard = à libération lente, pour ajuster la disponibilité de leurs nutriments à leurs besoins.

En effet, avant de perdre ses feuilles, l’arbre rapatrie une grande partie de leurs éléments nutritifs dans son tronc et ses racines pour produire de nouvelles feuilles au printemps. Cependant, une part de ces éléments (azote, phosphore, calcium, magnésium, etc.) reste dans les feuilles mortes pour le nourrir l’année suivante.

Mais avant de les perdre, l’arbre « injecte » dans ses feuilles des « poisons » appelés tanins, pour retarder leur dégradation par les micro-organismes. Logique : si les feuilles mortes étaient immédiatement dégradées, leurs éléments nutritifs seraient lessivés pendant l’hiver par la pluie et perdus pour l’arbre. Par ailleurs, une fois en tapis sur le sol, on parle alors de litière, une couverture naturelle qui protège leurs racines des excès du climat. C’est un paillis naturel.

C’est là que les vers de terre entrent en action, mais pas tous, ce serait trop simple… Seulement quelques espèces vivant dans la litière et l’humus, et la star des sols : le lombric terrestre — le « bonobo » du monde souterrain, « génétiquement » le ver de terre le plus proche de nous ! Littéralement, de gros bouffeurs de feuilles mortes, même s’ils en enterrent une grande partie pour accélérer leur dégradation par les microorganismes… afin de nourrir leur descendance !

Si certaines espèces de vers de terre ne consomment pas de feuilles mortes, celles qui en consomment ne mangent pas toutes les espèces de feuilles…

Contrairement aux idées reçues, ils choisissent leur nourriture en « reniflant » l’intérieur du sol avec leur prostomium, comme le chien avec sa truffe.

Le prostomium est une sorte de grosse lèvre qui recouvre leur bouche et où sont concentrés tous leurs organes sensoriels. En savoir +

Selon Darwin, si on leur donne à la fois des feuilles mortes de chou, de tilleul, de vigne vierge, de panais et de céleri, ils mangent d’abord celles de céleri. En revanche, si on leur donne à la fois du chou, du navet, de la betterave, du céleri, du cerisier sauvage et de la carotte, ils choisissent les feuilles de carotte et de cerisier, et tout particulièrement la carotte, de préférence à toutes les autres, y compris celles de céleri. Ces informations sont extraites de son dernier livre, publié en 1881. Ayant réalisé des centaines d’expériences sur leur comportement alimentaire, Darwin précise qu’ils préfèrent loin les feuilles de cerisier sauvage à celles de tilleul et de noisetier. Au jardin, les feuilles d’oignon, de carotte et de raifort arrivent en tête, tandis que celles de thym, de menthe, de sauge et d’armoise semblent carrément les rebuter.

Le calcul est difficile, puisqu’ils en enfouissent la plus grande partie. Selon Raw (1962), le lombric terrestre (Lumbricus terrestris), dans un verger de pommiers au Royaume-Uni, consomme jusqu’à 2 tonnes de litière/ha/an, ce qui peut représenter 100 % de la chute annuelle. Selon une autre source, plus récente (2023), toutes espèces confondues, ils en mangeraient jusqu’à 9 tonnes/ha/an.

L’auteur ne détaillant pas son calcul, je lui ai écrit, car j’ai des doutes sur de telles quantités. En effet, une forêt produit entre 3 et 11 tonnes de feuilles mortes selon les essences, les sols, le climat ; 11 tonnes correspondant à une forêt tropicale. En France, nous sommes plutôt autour de 4 à 5 tonnes.

C’est à cause des tanins, les pigments bruns en étant un parmi d’autres. Leur rôle est de repousser les herbivores en modifiant l’appétence et la digestibilité des feuilles, et de ralentir l’activité microbienne pour retarder la minéralisation. La nature est une jungle où chacun cherche à tirer son épingle du jeu pour reculer l’heure de son inexistence.

Les feuilles mortes ne sont pas des déchets, mais une ressource précieuse. Lorsqu’elles tombent au sol, elles ne « quittent » pas l’arbre ; en se décomposant, elles nourrissent la vie à son pied qui les transforme en humus pour le nourrir l’année suivante. Ainsi, les feuilles mortes font partie de leur cycle nutritionnel.

On pourrait écrire un ouvrage sur le sujet — et j’aimerais l’écrire. En attendant, souvenez-vous que les sols nus sont la première cause de mortalité des vers de terre — bien avant les pesticides… Pendant des siècles, comme ici où j’habite, la litière des forêts était récoltée pour servir de litière animale avant d’aller fertiliser les sols cultivés. Bilan : ces sols forestiers sont aujourd’hui d’une grande pauvreté. Une étude avait été publiée à ce sujet en 2007.

À la semaine prochaine.
Christophe Gatineau